mercredi 5 juin 2013

Istanbul : "La terre tremble"


LA FORCE DEMESUREE N’EST PAS UNE FORCE
Depuis quelques jours, nous mettons nos vies en danger et ce peut être même pour la premiere fois depuis le coup d’Etat du 12 septembre 1980. Nous avons reussi à dépasser les limites de nos peurs et nous avons osé remettre en question les ressources du totalitarisme, nous avons voulu nous faire entendre via internet et les réseaux sociaux, notre seul objectif est d’avoir voulu nous mettre à nu et partager la seule réalité à laquelle nous sommes confrontés…
Nous sommes le 31 Mai 2013. Pendant toute la semaine, nous nous sommes réunis après les heures de bureau au Parc Gezi. Ici, nous défendons notre parc et nos arbres. Et malgré les inadmissibles attaques qui ont eu lieu jeudi soir, nous sommes encore là, encore plus désespérés mais aussi plus confiants : le temps de la résistance est arrivé et nous ne parlons plus que des arbres, notre objectif principal ce sont nos droits et nos libertés et notre avenir sur ces terres où nous sommes nés.
Ce vendredi la, nous nous sommes données rdv avec une amie à Osmanbey et nous nous sommes mêlées à la foule qui s’etait réunie à Harbiye. Notre but était d’aller rejoindre nos amis qui se trouvaient sur Taksim. Dans la foule, j’ai pu distinguer des étudiants, des femmes qui criaient avec une timidité qui montrait que c’était la première manifestation de leur vie, des personnes qui se pendaient depuis leurs fenêtres pour soutenir la foule et bien d’autres encore. Sans avancer véritablement, nous continuions notre protestation, c’est à ce moment précis que nous avons été attaqués par les forces de police au gaz lacrimogène. Nous étions préparé à ce type de représailles de la part des forces de l’ordre, alors, on s’est encouragés les uns les autres afin de continuer à marcher et nous avons commencé à reculer doucement.
Que s’est-il passé après ? La police a bombardé la foule de gaz jusqu’à ce que les gens ne voient plus rien, que personne n’arrive à respirer. Lorsqu’on m’a mis du jus du citron sur mon visage, je me suis apercue que mon amie n’etait plus à mes côtés, que je n’arrivais plus à voir, j’ai essayé de trouver mon chemin dans la brume. A ma gauche, à une distance d’un mètre, j’ai apercu un véhicule blindé et sans avoir le temps de me protéger j’ai été projetée par l’eau coloree rouge. L’eau était envoyée avec une pression que je ne pourrai jamais décrire, d’une violence impitoyable. Je me suis enroulée par terre, et à peine essayais-je de me relever, j’ai recu la deuxième projection d’eau. J’ai un mal de tête insupportable, je ne vois plus rien et avec l’espoir de trouver un endroit pour me réfugier, je frappe aux portes en criant “au secours”. La voix des policiers resonne derrière moi : “Les putes !”
Une fille me prend par la main et m’entraine, et par le plus grand des hasards, je retrouve mon amie égarée dans la foule, on ne peut plus respirer tellement il y a de gaz. Heureusement, un concierge nous ouvre ses portes et on descend chez lui. Je suis trempée jusqu’aux os, je ne sens plus mon côté gauche. J’ai du mal à enlever ma chemise pour la remplacer par celle de mon amie, et c’est là que je me rends compte que mon os est sorti de mon épaule, j’ai l’épaule déboitée et je sens que ce n’est pas bon signe du tout.
Suite à cette découverte surréaliste, mon amie et les gens qui se trouvent avec moi dans cet appartement sortent pour nous appeler une ambulance. Je n’en peux plus, je ne peux pas prendre le risque de marcher à pied jusqu’à l’hopital et de me faire tabasser une autre fois. J’attends en grelottant, je souffre et j’entends une voix à la porte qui crie: amenez le blessé. Je prends, donc, la route en ambulance pour aller aux urgences de Sisli Etfal.
Et ensuite? Un traumatisme cranien, un os cassé, un oeil bleu, des os qui ont été abimes et une décision à prendre, je dois me faire opérer. Pendant toute la nuit, passent des jeunes blessés qui n’entendent plus rien, qui ne voient plus rien.
Si une personne se pose encore des questions sur le comportement des forces de l’ordre, ouvrez les yeux et faites un tour aux urgences pour constater l’état dans lequel se trouvent les jeunes manifestants.
Après ce que l’on a vecu, tout parait tellement évident. Il n’y pas si longtemps de ça, 2 ans à peu près, je voulais aller commémorer la mort de Hrant Dink, toutes les personnes qui me disaient “mais non, n’y va pas c’est dangereux” sont aujourd’hui dans les rues avec leur citron à la main. Tout le monde est là, des avocats, des chefs d’entreprise, des éditeurs de mode, des informaticiens, tout le monde a appris à lutter contre les gaz par ses propres moyens et toutes les mères viennent aider la jeunesse qui defile dans la rue, c’est parce que nous sommes à bout, le pays est à bout… Nous, la génération Y, on nous disait irresponsables mais nous nous sommes réveillés, et nous avons rapidement fait face à notre peur. Nous devenons de plus en plus entrainés, chaque jour, nous avons appris à mieux nous protéger des gaz, à être plus rapidement réactifs. En une semaine, les romans despotiques sont devenus notre réalité, nous sommes des “plouques “ comme l’a dit notre President mais nous savons courir dans les rues avec nos lunettes de plongée, nous savons ramasser des déchets pour construire nos propres barricades…


Apres ces événements, la tendance de la saison sera d’avoir les yeux bleuis, la tenue la plus à la mode sera les lunettes de plongée en phosphore combinés avec des masques à gaz et la pièce la plus intemporelle sera la bouteille de vinaigre. Mon épaule s’est deboitée et pour la première fois de ma vie, je vais me faire opérer, ok pas de soucis! Nous avons vécu cette resistance dans les rues, nous avons vu l’espoir dans la rue et cela nous suffit. L’essentiel c’est que notre histoire se raconte ainsi et qu’on n’oublie pas la force demesurée qui a été commandée par notre gouvernement et a été utilisée sur nous. Comme disait Visconti “la terre tremble” et je vous assure elle tremble.

Témoignage reçu le 2 juin dans ma boîte e-mail

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