LA FORCE
DEMESUREE N’EST PAS UNE FORCE
Depuis quelques jours,
nous mettons nos vies en danger et ce peut être même pour la premiere fois
depuis le coup d’Etat du 12 septembre 1980. Nous avons reussi à dépasser les
limites de nos peurs et nous avons osé remettre en question les ressources du
totalitarisme, nous avons voulu nous faire entendre via internet et les réseaux
sociaux, notre seul objectif est d’avoir voulu nous mettre à nu et partager la
seule réalité à laquelle nous sommes confrontés…
Nous sommes le 31 Mai
2013. Pendant toute la semaine, nous nous sommes réunis après les heures de
bureau au Parc Gezi. Ici, nous défendons notre parc et nos arbres. Et malgré les
inadmissibles attaques qui ont eu lieu jeudi soir, nous sommes encore là,
encore plus désespérés mais aussi plus confiants : le temps de la résistance
est arrivé et nous ne parlons plus que des arbres, notre objectif principal ce
sont nos droits et nos libertés et notre avenir sur ces terres où nous sommes
nés.
Ce vendredi la, nous nous sommes données rdv avec une amie à Osmanbey et
nous nous sommes mêlées à la foule qui s’etait réunie à Harbiye. Notre but était
d’aller rejoindre nos amis qui se trouvaient sur Taksim. Dans la foule, j’ai pu
distinguer des étudiants, des femmes qui criaient avec une timidité qui
montrait que c’était la première manifestation de leur vie, des personnes qui
se pendaient depuis leurs fenêtres pour soutenir la foule et bien d’autres
encore. Sans avancer véritablement, nous continuions notre protestation, c’est à
ce moment précis que nous avons été attaqués par les forces de police au gaz
lacrimogène. Nous étions préparé à ce type de représailles de la part des
forces de l’ordre, alors, on s’est encouragés les uns les autres afin de
continuer à marcher et nous avons commencé à reculer doucement.
Que s’est-il passé après ?
La police a bombardé la foule de gaz jusqu’à ce que les gens ne voient plus
rien, que personne n’arrive à respirer. Lorsqu’on m’a mis du jus du citron sur
mon visage, je me suis apercue que mon amie n’etait plus à mes côtés, que je
n’arrivais plus à voir, j’ai essayé de trouver mon chemin dans la brume. A ma
gauche, à une distance d’un mètre, j’ai apercu un véhicule blindé et sans avoir
le temps de me protéger j’ai été projetée par l’eau coloree rouge. L’eau était
envoyée avec une pression que je ne pourrai jamais décrire, d’une violence impitoyable.
Je me suis enroulée par terre, et à peine essayais-je de me relever, j’ai recu
la deuxième projection d’eau. J’ai un mal de tête insupportable, je ne vois
plus rien et avec l’espoir de trouver un endroit pour me réfugier, je frappe
aux portes en criant “au secours”. La voix des policiers resonne derrière moi :
“Les putes !”
Une fille me prend par la
main et m’entraine, et par le plus grand des hasards, je retrouve mon amie égarée
dans la foule, on ne peut plus respirer tellement il y a de gaz. Heureusement,
un concierge nous ouvre ses portes et on descend chez lui. Je suis trempée jusqu’aux
os, je ne sens plus mon côté gauche. J’ai du mal à enlever ma chemise pour la
remplacer par celle de mon amie, et c’est là que je me rends compte que mon os
est sorti de mon épaule, j’ai l’épaule déboitée et je sens que ce n’est pas bon
signe du tout.
Suite à cette découverte
surréaliste, mon amie et les gens qui se trouvent avec moi dans cet appartement
sortent pour nous appeler une ambulance. Je n’en peux plus, je ne peux pas
prendre le risque de marcher à pied jusqu’à l’hopital et de me faire tabasser
une autre fois. J’attends en grelottant, je souffre et j’entends une voix à la
porte qui crie: amenez le blessé. Je prends, donc, la route en ambulance pour
aller aux urgences de Sisli Etfal.
Et ensuite? Un traumatisme
cranien, un os cassé, un oeil bleu, des os qui ont été abimes
et une décision à prendre, je dois me faire opérer.
Pendant toute la nuit, passent des jeunes blessés qui n’entendent plus rien,
qui ne voient plus rien.
Si une personne se pose
encore des questions sur le comportement des forces de l’ordre, ouvrez les yeux
et faites un tour aux urgences pour constater l’état dans lequel se trouvent
les jeunes manifestants.
Après ce que l’on a vecu, tout parait tellement
évident. Il n’y pas si longtemps de ça, 2 ans à peu près, je voulais aller
commémorer la mort de Hrant Dink, toutes les personnes qui me disaient “mais
non, n’y va pas c’est dangereux” sont aujourd’hui dans les rues avec leur
citron à la main. Tout le monde est là, des avocats, des chefs d’entreprise,
des éditeurs de mode, des informaticiens, tout le monde a appris à lutter
contre les gaz par ses propres moyens et toutes les mères viennent aider la
jeunesse qui defile dans la rue, c’est parce que nous sommes à bout, le pays
est à bout… Nous, la génération Y, on nous disait irresponsables mais nous nous
sommes réveillés, et nous avons rapidement fait face à notre peur. Nous
devenons de plus en plus entrainés, chaque jour, nous avons appris à mieux nous
protéger des gaz, à être plus rapidement réactifs. En une semaine, les romans
despotiques sont devenus notre réalité, nous
sommes des “plouques “ comme l’a dit notre President mais nous savons courir
dans les rues avec nos lunettes de plongée, nous savons ramasser des déchets
pour construire nos propres barricades…
Apres ces événements, la tendance de la saison
sera d’avoir les yeux bleuis, la tenue la plus à la mode sera les lunettes de
plongée en phosphore combinés avec des masques à gaz et la pièce la plus
intemporelle sera la bouteille de vinaigre. Mon épaule s’est deboitée et pour
la première fois de ma vie, je vais me faire opérer, ok pas de soucis! Nous
avons vécu cette resistance dans les rues, nous avons vu l’espoir dans la rue
et cela nous suffit. L’essentiel c’est que notre histoire se raconte ainsi et
qu’on n’oublie pas la force demesurée qui a été commandée par notre gouvernement
et a été utilisée sur nous. Comme disait Visconti “la terre tremble” et je vous
assure elle tremble.
Témoignage reçu le 2 juin dans ma boîte e-mail